Apocalypsaume...
Fin de terre
Elles sont deux, l’une déjà dans la maturité de l’âge, météorologue, marginalisée à cause d’une présence et d’une personnalité trop forte aux yeux du commun ; l’autre, dans la fraîcheur de la jeunesse, rescapée d’un viol collectif commis par la horde de quelques nouveaux barbares, suppôts du diable nés de l’effondrement du monde. Folie des hommes fascinés par le profit ! Survivantes, recluses dans une sorte de cabaret-blockhaus, elles se protègent l’une l’autre, intègres et résistantes, libres et conscientes, fortes et fragiles malgré tout. Du côté de la vie : conscience, éthique, liberté, espérance d’un avenir restauré. Force de la pensée et de la foi face à la nature régressant à l’état originel d’un chaos, tempétueuse, déréglée, apocalyptique. Détermination et constance, fidélité aux valeurs de l’homme face à la disparition autour d’elles de la civilisation, constructrice pourtant si longtemps tenace du Droit au bénéfice des hommes. Elles sont là, dans un temps suspendu à l’effondrement de leur falaise du bout du monde jusqu’à l’arrivée de John Voltness, une vieille connaissance, ministre chargé de mission, accompagné de sa terrifiante épouse, et le jeune Radjick, un pied dans la barbarie, un dans la liberté, l’aptitude à aimer toutefois vivante, comme rescapée…
Précarité des empires : à voir les civilisations disparues, les hommes d’aujourd’hui pourraient bien avoir assez d’imagination ou d’angoisse pour craindre de voir leur monde se néantiser à son tour. Illusion, utopie de le croire ? Beaucoup pourtant devant l’évidence du bouleversement climatique, d’une pollution grandissante, l’urgence d’un réveil collectif, d’une anticipation avant l’irréparable et le sans retour pour l’humanité, tentent, du lieu de parole qui est le leur, de mobiliser.
Sara Veyron, avec les moyens modestes qui sont visiblement les siens, le décor est réduit, les costumes, les accessoires et la création lumière limités, dirige fort intelligemment ses cinq comédiens dont aucun ne donne le sentiment de n’être que de gentils amateurs, pleins de bonne volonté. Le jeu de chacun, faisant circuler la parole de Georges Cagliari avec netteté, porte très professionnellement ce cri d’alarme quant à cette folie des hommes de croire qu’ils sont immortels. Libres de laisser libre cours à la souveraineté de tous les désirs ? Non ! Sans respect des lois de la nature, de son inimaginable et admirable complexité ? Naufrage programmé !
Jean-Louis Jenner peut regretter avec justesse le manichéisme de la pièce. Il reste que cette simplicité, au regard de la tension qui émane de la salle et de ses sursauts lorsque la terre semble bouger, rapproche le public des grands dangers que court, comme jamais, le jardin planétaire, bientôt peut-être désert ou dépotoir planétaire.
Jean de Coninck et Jochen Haegele sont particulièrement remarquables par leur présence et leur intelligente compréhension de leur rôle. Le premier incarne avec une grande présence et une intelligence du texte et du rôle ce ministre déchiré par un dilemme. Survivre en s’accommodant d’un pacte avec le mal ou disparaître dans une réconciliation avec soi et ce qu’on avait de meilleur ? Jean de Coninck, fort distingué, juste dans ses regards, ses postures, ses intonations, ses répliques est très convaincant dans l’évolution de son personnage glissant d’une lucidité cynique et désabusée à une émotivité retrouvée conduisant à l’acceptation de son naufrage final. Pourquoi ne le voit-on pas au théâtre plus souvent ? Le second, notamment par sa voix, sa diction, un physique agréable, incarne avec naturel, débarrassé des tics d’école, ce jeune Attila qui, aliéné d’abord à la loi du plus fort, se convertit à d’autres forces porteuses peut-être d’un avenir plus radieux, restauré. Annick Roux, en jouant sur l’excès et la caricature de manière très volontaire et étudiée, de tics en grimaces, de déplacements mécaniques et corsetés en convictions monstrueuses formulées dans une certitude sidérante sans l’harponnage possible d’un doute salvateur, sert avec efficacité la mise en scène de cette folie. Yolande Folliot et Hélène Bizot renforcent le jeu de tous par la mesure ou la sincérité qu’elles apportent.
Cette pièce, accessible à tous, trouve pleinement son sens dans une époque à les dangers du progrès sont très sensibles, de plus en plus lisibles par tous. Par ce huis-clos inquiétant, cette montée risquée sur l’Arche de Noé, Georges de Cagliari et Sara Veyron nous poussent pour certains à vouloir en savoir encore plus sur les maux de la terre… et le livre d’Hubert Reeves à cet égard est un bien précieux allié pour nous sortir de notre torpeur et de notre fatalisme et notre irresponsabilité, Mal de terre. Et pourtant, que la terre est belle ! Les tigres, les pumas, un guépard, les baleines, la mer, les Himalaya, un pissenlit, un flocon de neige, un manchot empereur…
Marie-José Pradez
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